Chapitre 1
L’air perdue dans ses pensées, Aiko poussa un soupir destiné à montrer sa lassitude. Depuis bientôt une matinée, Sen s’évertuait à faire un oden sans pouvoir y parvenir : il oubliait à chaque fois quelque chose ou au contraire, en mettait trop. La jeune fille le laissait faire, ennuyée par cette agitation inutile. De toute façon, elle n’avait pas faim. Encore deux bonnes heures plus tard, Le garçon s’avoua vaincu et fit simplement réchauffer des ramens : Dans des situations telles que celles-ci, il valait mieux ne pas persister.
Dans l’après-midi, Hitsu revint de son job d’employé au restaurant du coin, trouvant les deux compagnons affalés sur le canapé, comme s’ils étaient exténués. Le jeune homme alla accrocher son manteau à la patère avant de rejoindre Aiko et Sen au salon. Craignant le pire, il les interrogea sur le pourquoi de cette attitude. Un long silence suivit sa question et précéda la réponse qui finit tout de même par arriver :
-…Il fait chaud…
- Mais euh…ce n’est pas ma question…et on est en hiver…
-Tu ne m’as laissée terminer : …Il fait chaud parce que Sen a essayé de faire de l’oden et que, comme il a raté à chaque fois, il a fini par créer une catastrophe dans la cuisine, et après, il a tenté de préparer des ramens mais il a tout fait explosé du coup, tout ce qui concerne l’eau chaude, chauffage compris à pété les plombs, si on peut dire ça.
Le visage de Hitsu changea de couleur, dépeignant toute son horreur. Se redressant d’un bond, il se précipita sur la zone sinistrée. Une fois sur les lieux, le garçon put contempler de tout son soûl l’étendue du désastre : la pièce reluisante qu’il avait quittée le matin ressemblait à l’heure présente davantage à l’antre d’une sorcière qu’à autre chose. Ou plutôt, si, on pouvait l’associer à une porcherie non nettoyée. Cela donnait une vue plus que déplorable : La marmite recouverte de graisse était à moitié renversée sur les fourneaux de gaz, fumant encore. Les instruments reposaient un peu partout, tantôt sur l’établis, tantôt près de la fenêtre. Le pack de farine avait explosé et s’étalait se long en large sur le carrelage. Les légumes découpés maladroitement étaient, selon si bouillis ou crus, autour de la gazinière voire dégoulinant du mur au choix. Sans compter tous les détails qui constituaient la trame de la vision stupéfiante qui se posait aux yeux de possibles visiteurs.
Hitsu se laissa glisser, abattu par l’ampleur de la tragédie, le long de l’encadrement de la porte. Le malheureux tremblait de désespoir quand il entendit de la pièce voisine Aiko lui lancer :
-Bien sûr, je te laisse l’honneur de mettre de l’ordre afin que nous ayons la possibilité de manger ce soir !
Ce n’était pas une proposition mais un ordre, aussi :
-Oui maîtresse,… je m’exécute…
Alors, avec beaucoup de courage, le pauvre homme retroussa ses manches et se mit au travail, nettoyant ardemment les traces de déchets de nourritures qui paraient la cuisine d’un étrange manteau.
Bien des heures plus tard, le trio put enfin dîner dans des plats et des verres propres, des condiments sains. La nuit tombant, ils débarrassèrent la table après avoir achevé le repas.
Ж
La nuit était calme et semblait recouvrir la ville d’un voile sombre, cachant aux yeux de tous ce qui pouvait se passer dans les moindres recoins. Néanmoins, des surprenants spectacles pouvaient être révélés par la luminescence des nombreux réverbères ci et là. Cependant, le regard d’Aiko, Hitsu et Sen ne se laissait pas perturber depuis le toit où le groupe avait prit place. Attentifs, la jeune fille fut la première à remarquer la scène : au milieu des dédales nocturnes, une lumière paraissait rougeoyer. Prévenant ses compagnons, elle partit en tête de troupe en direction de la clarté pourpre. Ils filaient si vite que le vent sembler vouloir leur fouetter le visage avec acharnement. Plissant les yeux afin de ne pas être trop gênée par les multiples particules de poussières de l’air, Aiko atterrit finalement en douceur au lieu repéré. Une boutique de souvenir s’enflammait tandis qu’une détestable odeur d’essence se faisait omniprésente. Un peu plus loin, un homme apeuré hurlait d’horreur et d’effroi. Devant lui, une femme-salamandre se dressait tout en poussant des éclats de rire moqueurs. Rapide comme l’éclair, les trois camarades écartèrent le « monstre » du malheureux pour mettre ce dernier à l’abri. Une fois que ce fut fait, Sen, Hitsu et leur maîtresse retournèrent vers la bête. Celle-ci paraissait plutôt irritée, et elle laissa échapper un sifflement menaçant.
-Pourquoi m’avez-vous volé mon repas ?
Aiko fronça les sourcils et lâcha d’une voix froide :
-On se présente avant toute chose. Je suis assez attachée à la politesse, donc je te conseille de le faire sur le champ si tu ne veux pas que je m’énerve. Je m’appelle Aiko, je suis une traqueuse.
Esquissant un rictus amusé, l’autre finit par répondre avec une pointe de défi dans la voix :
-Bella, salamandre. Ainsi donc vous êtes de ces fameux chasseurs chargés de nous faire la peau ?... Vous m’avez l’air bien jeunes, non ?
-J’ai 17 ans. Nos aptitudes ne se réfèrent pas à notre âge que je sache.
-Si vous le dîtes. Mais traqueurs ou pas, vous ne parviendrez jamais à m’arrêter.
Sur ces dernières paroles, la femme aux écailles rouges bondit et tenta de prendre la fuite. Fermant les paupières, la jeune japonaise se contenta de donner un ordre qui ne laissait entendre aucune réplique à ses deux associés.
-Rattrapez-la.
-Oui maîtresse.
Et ils partirent, le souffle provoqué par la vitesse de leur exécution balaya de poussière le visage calme et sérieux de la chasseuse.
-Non, je vous en supplie, cessez cela, je m’excuse, d’accord ? Je promets de ne plus jamais rien commettre de fâcheux, je…
Accroupie dans l’ombre de Hitsu, la reptile flamboyante n’en menait pas large : pas mal des shurikens dont se servait le garçon s’étaient ancrés profondément dans son corps, avaient même réussi à trancher sa peau pourtant si dure. De longues rainures noires s’étaient également tracées tout le long de ses bras et semblaient avoir cramé ses vêtements. Un peu plus loin se tenait Sen, qui l’air détaché contemplait passivement la figure terrifiée du monstre femelle, jouait machinalement avec un long fouet noir émettant de temps à autre une lumière bleue électrique. C’était sans aucun doute cet objet qui avait fait de telles marques sombres le long des membres de la salamandre. L’air sombre et menaçant, le premier des deux hommes s’avança un peu plus vers la démone, s’apprêtant à lui jeter quelques uns de ses armes une nouvelle fois quand une phrase le stoppa dans son élan.
-Ca suffit Hitsu.
Aiko, silhouette frêle entre les hauts murs de l’impasse où tous se trouvaient, marcha jusqu’à être à la même hauteur que son serviteur.
Sans prévenir, des chaines solides s’empressèrent d’entraver solidement la dénommée Bella qui poussa un petit cri de surprise. Tremblotant, elle leva un regard craintif vers la traqueuse. Celle-ci ne pipa pas un mot et, indifférente, sortit un nunchaku de nulle part. Sur ce dernier, à chaque anneau était accroché un armement différent : tantôt une faux, tantôt un éventail, voir carrément… un boomerang. Il suffisait que celle à laquelle tout l’attirail appartenait prononce le nom de l’objet de défense qu’elle désirait pour qu’il prenne le volume qu’il devrait avoir normalement, et assiste alors celle qu’il servait.
Inexpressive, la jeune fille choisit un sabre qui apparut incroyablement grand et, sans tenir compte des supplications de sa proie, enfonça la lame argentée en plein dans le cœur de sa victime.
Lorsqu’elle retira le tranchant de l’épée, le métal s’en avéra ensanglantée. Ayant fait reprendre à sa dague longue sa taille initiale, la japonaise emprisonna l’âme de la lézarde dans le médaillon de son collier avant de se détourner et, suivie de ses acolytes, repartit sur les toits de la ville comme si de rien n’était.
Ainsi, telle était la tâche de ceux qu’on appelait « Traqueurs » : ramasser les âmes des démons.
Ж
Le petit jour. Les oiseaux qui chantent. La pluie qui frappe aux carreaux.
Ce fut dans cette atmosphère banale que s’éveilla Aiko, calée à la fois entre Sen et Hitsu. Etouffant un bâillement, la jeune fille s’étira et se leva hors des couvertures. L’esprit engourdi par le sommeil, elle pesta en sentant les courbatures qui la tiraillaient de tous les côtés. En plus de la salamandre, ils avaient dû s’occuper d’un faune et d’un homme-cerbère (corps d’homme mais tête de chien de garde). Ce dernier avait la fâcheuse habitude de manger tous les humains insouciants qui s’approchaient d’un peu trop près. Autant dire que la nuit n’avait pas apporté beaucoup de repos. En plus, comme par hasard, lorsqu’ils s’étaient couchés vers quatre heures du matin, les deux garçons avaient dormi comme des masses mais avaient eu droit à une narcose un peu beaucoup agitée. Et évidemment, c’était elle, la seule fille de l’appartement qui avait du encaisser. Forcément, quand on est le jambon du sandwich…
Ce fut donc avec les idées embrumées et sa personne endolorie qu’Aiko entreprit de préparer un petit-déjeuner respectable. Du riz et des légumes.